15 juin 2006

Les petites boutiques de la haute finance

Les petites boutiques de la haute finance

Ils ont été grands patrons ou banquiers. Aujourd’hui, en solo, ils font la nique aux plus prestigieuses banques d’affaires. Au centre des grandes manoeuvres de fusions et acquisitions, ils font fortune.

La Caisse d’épargne et les Banques populaires mettent en commun leur banque d’investissement et créent Natixis, dont la naissance officielle vient juste d’être annoncée. La vénérable banque Lazard subit à l’occasion un sacré camouflet. Conseil de l’Ecureuil depuis des années, la prestigieuse institution du boulevard Haussmann s’est fait doubler sur ce mariage à 25 milliards d’euros par Bucéphale Finance, un nain des fusions-acquisitions. Elle ne recollera à l’opération qu’en fin de parcours. Suez et GDF fusionnent pour échapper aux griffes de l’italien Enel : là aussi, des poids plume de la banque – en l’occurrence Villin et Toulouse – se partagent les généreuses commissions qui accompagnent ces grandes manoeuvres.

Les « boutiques », comme on les appelle, sont à la mode. Constituées de toutes petites équipes, elles font la nique aux grands noms de la finance internationale, les Lazard, Lehman Brothers, Rothschild et autres. Voyage au pays de ces mini-banques à gros cachets.

Avenue Montaigne, dans les locaux de Bucéphale, Jean-Marc Forneri, le fondateur, feint la modestie et oublie que sa « boutique » porte le nom du cheval d’Alexandre le Grand. Tout un symbole, ce nom et ce cheval. Ensemble, l’homme et sa monture ont gagné la bataille de Gaugamèles face aux troupes cent fois plus nombreuses de Darius. Après son coup sur Natexis, on sent Forneri ravi de cette petite revanche. Il y a deux ans, quand l’ex-banquier vedette de Credit Suisse à Paris s’était mis à son compte, le téléphone restait souvent silencieux. On ne se bousculait pas à la porte de cet inspecteur des finances en rupture de ban. Aujourd’hui, les deux secrétaires de Bucéphale sont débordées de coups de fil de grands patrons et de journalistes, ameutés par la publicité faite autour de l’opération Caisse d’épargne-Banques populaires. Tous veulent savoir comment une équipe de treize personnes a réussi l’un des plus beaux deals de l’année. « Sur un projet aussi complexe, dans les tuyaux depuis des années, il faut apporter quelque chose de nouveau. Un regard neuf, un schéma auquel les autres n’avaient pas pensé, analyse le fondateur de Bucéphale Finance. C’est typiquement le genre de dossier où une petite structure, grâce à sa réactivité et son inventivité, peut faire la différence. » Bien sûr, les mauvaises langues parleront de coup de chance, ou encore d’« effet réseau » : Laurent Vieillevigne, un autre associé de Bucéphale, arrive en effet tout droit de la Caisse d’épargne, où il était encore il y a quelques mois. Mais le joli palmarès de l’équipe, qui s’est déjà illustrée dans la restructuration de la dette de Marne et Champagne et dans l’OPA de BNP Paribas sur les Galeries Lafayette l’an passé, laisse penser qu’il y a un peu plus que ça. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, dans cette dernière affaire, Jean-Marc Forneri avait trouvé face à lui Philippe Villin, autre électron libre de la finance parisienne. En banque d’affaires, la mode est au « small is beautiful »…

« Plus conservateurs que les Anglo-Saxons, les patrons français ont longtemps été persuadés qu’un poids lourd de l’industrie ou des services ne pouvait traiter qu’avec un grand nom de la banque », observe Damien Bachelot, fondateur et associé chez Aforge Finance, autre mini-banque. « Ils découvrent aujourd’hui les vertus de la « boutique » telle qu’elle existait en Angleterre ou aux Etats-Unis au début du XXe siècle : artisanale, indépendante et centrée sur un seul métier. » Les groupes familiaux soucieux de ne pas laver leur linge sale sur la place publique ont été les premiers à s’intéresser à ces discrets orfèvres de la haute finance. Suivant l’exemple des Galeries Lafayette, plusieurs groupes familiaux, comme les Partouche ou les Taittinger, se sont fait conseiller par des indépendants pour le débouclage de structures capitalistiques complexes. Du côté des grands du CAC 40, le mouvement est plus hésitant, mais il existe. « On voit de plus en plus de groupes cotés oser des infidélités à l’establishment bancaire », se réjouit Olivier Dousset, le patron et fondateur de Dôme Close Brothers, une « boutique » d’une quarantaine de salariés, qui a notamment conseillé les créanciers d’Eurotunnel.

Des Petit Poucet de la banque.

France Télécom travaille ainsi régulièrement avec Toulouse et Associés, la doyenne des « boutiques » parisiennes, fondée en 2000 par Jean-Baptiste Toulouse. Ancien de Lehman Brothers à New York et de Rothschild et Cie à Paris, ce banquier affable, tout en rondeur et en modestie, aujourd’hui associé à l’ancien patron du Lyonnais Jean Peyrelevade, a mené à bien l’épineux dossier de la restructuration de France Télécom avant de l’accompagner dans le rachat de l’espagnol Amena. Jean-François Dehecq, le tout-puissant PDG de Sanofi, consulte à la fois Philippe Villin et Jean-Marc Forneri, si bien que l’on ne sait pas auquel des deux attribuer la paternité de l’OPA sur Aventis. Même les géants de l’énergie font confiance à des Petit Poucet de la banque pour les guider dans la grande bataille actuellement en cours. Toulouse et Associés, conseil de Suez, ne compte qu’une vingtaine de salariés. Alain Minc, conseiller français de l’italien Enel, travaille seul, de même que Philippe Villin, le conseiller de son adversaire GDF.

Très sollicitées en cette période de mariage à tout va, les grandes banques généralistes comme BNP ou Crédit agricole assurent ne pas s’inquiéter de cette nouvelle concurrence. « En général, ce sont de simples poissons- pilotes auxquels les patrons font appel pour tester une idée, avant de lancer l’opération proprement dite avec leurs conseils habituels », affirme le patron de la banque d’affaires d’une de ces institutions parisiennes. Il est certain que même s’ils font beaucoup parler d’eux, des « gourous » comme Alain Minc ou Philippe Villin ne risquent pas de faire d’ombre aux poids lourds du secteur, dont la capitalisation boursière se chiffre en milliards d’euros. Travaillant seuls avec pour unique arme des carnets d’adresses gros comme l’« Encyclopaedia Britannica », ils ont renoncé à avoir une équipe d’exécution pour se concentrer sur la substantifique moelle du conseil en fusion-acquisition : les idées… « Les calculs, les documents, n’importe qui est capable de les produire. Comprendre les situations, les décrypter, c’est là que réside la vraie valeur ajoutée d’un banquier d’affaires, commente Philippe Villin. Moi, je n’ai besoin que d’un crayon et d’une feuille de papier. » Dans les deux cas, le « business model » se résume à l’essentiel : un téléphone, une secrétaire, un chauffeur et, surtout, un cerveau en perpétuelle ébullition. Dans une catégorie à part, Alain Minc ne tient pas boutique, comme les autres : cet homme, qui n’a jamais été banquier (et ne prétend pas l’être), passe des après-midi entiers à jouer au ping-pong intellectuel avec ses clients, « des abonnés » qui versent chaque mois une somme fixe pour avoir accès à leur « fou du roi ». Il leur propose aussi des montages sophistiqués ou des coups financiers fumants. La formule a du succès : bien que ne menant à terme en moyenne que trois deals par an, ce consultant de luxe et d’influence, dont le petit bureau est situé à deux pas du Crazy Horse, rencontre un nombre impressionnant de patrons, d’Albert Frère à Vincent Bolloré en passant par Jean Azéma (Groupama), François Pinault (PPR) et Marc de Lacharrière (Fimalac). Il se trouve au coeur de la plupart des grandes manoeuvres.

Après quelques années passées au sein de la banque américaine Lehman Brothers, Mecque de la banque d’affaires, Philippe Villin a retrouvé son cabinet, Philippe Villin Conseil, et sa liberté. Avec le sens de la modestie qui le caractérise, ce grand mondain – il fréquente assidûment le restaurant du Ritz, l’Opéra et les dîners en ville – se présente comme un « chirurgien qui consulte ses patients à son cabinet, mais se rend dans une clinique pour procéder à l’intervention elle-même en bénéficiant de son plateau technique et de l’assistance de son personnel ».

De faux saltimbanques.

Du pain bénit pour les grandes maisons de la place, qui assurent l’exécution d’une affaire qu’elles n’ont pas apportée ? Sans doute, mais attention à ne pas faire des « boutiques » de simples rabatteuses de deals. Car, constatant un certain ras-le-bol des patrons à l’égard des « hypermarchés de la finance » que sont devenus les autres établissements, ces nouveaux acteurs jouent à fond la carte de l’indépendance et de la confidentialité. « Chez nous, on évite le côté VRP du banquier généraliste qui brade ses conseils pour vendre d’autres prestations plus lucratives tels que le placement de titres ou la gestion de fortune », commente Olivier Dousset. Centrées sur le seul conseil et sur quelques clients, les « boutiques » ne se heurtent que rarement à des problèmes de conflits d’intérêts, au contraire d’un Rothschild qui conseille la Caisse des dépôts et les Banques populaires dans des projets antagonistes, ou d’un Lazard qui, après avoir conseillé Sanofi pendant des années, est passé du côté de l’américain Pfizer. « Boutiques » devenues de plantureux établissements au fil des années, Lazard et Rothschild sont les premières à pâtir de la concurrence de ces imitateurs qui prétendent revenir à un modèle de banque d’affaires pur. Et se montrent donc moins clémentes à leur égard que des mastodontes comme Calyon ou la BNP, que les piqûres de ces « moustiques » n’affectent guère…

On entend ainsi certains banquiers de Lazard se répandre dans les dîners « sur les trois mecs dans une caravane » que sont à leurs yeux les associés de Bucéphale. Une remarque d’autant plus drôle que les « saltimbanques » en question, souvent issus de l’Ena ou de grandes écoles, quand ils ne sont pas inspecteurs des finances, ont la même formation que leurs pourfendeurs. Plus grinçant, un autre grand nom de la banque d’affaires préfère rappeler que tous ces francs-tireurs qui donnent aujourd’hui des leçons de bonne gouvernance sont des gens qui « se sont fait sortir ou ont claqué la porte des grands établissements où ils étaient employés ». Effectivement, Jean-Marc Forneri, qui dirigeait le bureau de Credit Suisse à Paris, a donné sa démission le jour où il a appris qu’il lui faudrait consulter la direction new-yorkaise de la banque avant de changer la moquette de son bureau. Jean-Baptiste Toulouse et Olivier Dousset ont repris leur indépendance après avoir constaté que c’était sur leur nom, et non sur celui de leur employeur, que se jouaient les affaires. Aujourd’hui, le patron de Toulouse et Associés, qui, les rentrées d’argent aidant, a quité la Bastille pour la rue Cambon, peut recevoir sans rougir Frank Dangeard (Thomson) et le ministre de l’Economie, Thierry Breton. Olivier Dousset a imposé sa marque Dôme à la banque Close Brothers, qui détient une partie du capital de la « boutique ». Quant à l’impulsif et flamboyant Jean-Marc Forneri, il se demande s’il ne va pas changer la moquette des locaux Bucéphale Finance, histoire de fêter sa victoire sur Lazard…

Aux Etats-Unis aussi

Le pays des gratte-ciel et de la démesure aime le « mini » quand il s’agit de banque d’affaires. L’an passé, les poids légers de Wall Street (moins de 50 salariés) sont intervenus dans un nombre record d’opérations avec 52 deals à leur actif, contre 32 en 2004. Joseph Perella, l’ex-banquier vedette de Morgan Stanley, à son compte depuis janvier, arrive déjà en 16e position dans les derniers classements mondiaux de conseil en fusions-acquisitions. Il faut dire que l’homme a une certaine expérience de la finance en solo : en 1988, lui et son collègue Bruce Wasserstein – aujourd’hui grand patron de Lazard – avaient créé leur « boutique », revendue douze ans plus tard pour 1,37 milliard de dollars à la Dresdner Bank. De quoi inciter plus d’un banquier à tenter l’aventure… Roger Altman, vétéran de Lehman Brothers et directeur adjoint du Trésor sous Clinton, a fait ce choix à son départ de l’administration en 1994. En dix ans, sa « boutique », Evercore Partners, désormais cotée en Bourse, s’est hissée au 4e rang du marché américain. Conseil du géant des télécoms AT&T pour le rachat de son concurrent BellSouth, Altman a retrouvé sur ce deal à 67 milliards d’euros un autre de ses confrères au nom célèbre, Felix Rohatyn. L’homme qui a présidé aux destinées de Lazard pendant quatre décennies a fondé Rohatyn Associates en 2001 après un intermède comme ambassadeur des Etats-Unis à Paris. Démocrate convaincu, il croise à Wall Street le très républicain Rudolph Giuliani. L’ex-maire de New York a en effet lancé sa propre boutique, Giuliani Partners, en 2004… M. D.

Le retour du banquier Jean-Marie Messier

Un immeuble haussmannien dans les beaux quartiers, une plaque discrète à l’entrée, des bureaux chics mais sans ostentation : rien ne distingue Messier Partners des autres « boutiques » de conseil en fusions-acquisitions. Rien, si ce n’est que son fondateur et principal associé n’est autre que le plus célèbre des patrons français : J2M lui-même. Chassé avec pertes et fracas de la présidence de Vivendi Universal (VU) en 2002, à 45 ans, Jean-Marie Messier aurait pu prendre une retraite anticipée ou la tête d’une grande entreprise de médias, comme on le lui a proposé. L’ancien conseiller de Balladur a préféré revenir à l’un de ses premiers métiers, celui de banquier d’affaires. Il a le CV pour – cinq ans chez Lazard, où il s’est révélé habile dans les fusions-acquisitions – le carnet d’adresses également. L’envie ? « Elle m’est venue une fois mon livre écrit, et la page VU tournée, raconte-t-il. Je me suis rendu compte que la seule expérience qui me manquait en vingt ans de carrière, c’était d’avoir ma propre entreprise. » Fin 2003, il se lance et crée Messier Partners en association avec Fatine Layt, une banquière de 39 ans qui a travaillé plus de dix ans avec Jean-Charles Naouri avant de reprendre un groupe de presse professionnelle. Assurant à la fois le conseil et l’exécution, au contraire d’un Minc « dont on ne sait pas s’il vend des idées ou de l’influence », la « boutique » Messier emploie une quinzaine de professionnels répartis entre Paris et New York. Le boss fait la navette : la première moitié du mois aux Etats-Unis, l’autre en France. Malgré ce partage équitable, la balance des deals penche sérieusement du côté de l’étranger. « Sur sept transactions menées à terme l’an passé, six étaient internationales », rappelle Jean-Marie Messier.

Si lui « ne s’interdit de voir personne » – il n’a pas hésité à frapper à la porte d’Henri Lachmann, patron de Schneider mais surtout ex-administrateur de Vivendi et âme damnée de Bébéar -, force est de reconnaître qu’une partie de l’establishment parisien continue de lui battre froid. « Moins à cause de l’affaire Vivendi que parce qu’il a quitté sa femme, Antoinette, pour se mettre en ménage avec Christel Delaval, l’ancienne compagne de Didier Schuller », raconte un membre de cette élite rancunière. Messier s’en fiche. L’an passé, il a été à l’origine de la plus grosse opération de LBO en Europe avec la vente de Rexel (groupe PPR) au consortium américain Clayton, Dubilier & Rice. Et compte parmi ses clients quelques-unes des plus grosses pointures de la place, tels que François Pinault (entre autres, propriétaire du Point), Arnaud Largardère ou Gérard Philippot, le patron d’Unilog, dont il a été conseil exclusif dans le cadre d’une OPA amicale à… 1 millard d’euros. Même à la tête d’une mini-banque, on peut encore cultiver les superlatifs

MÉLANIE DELATTRE